Même la question des rapports avec la Corée du Nord, l’objet du reportage qui me ramène sur place, prend des proportions inenvisageables au siècle dernier. Pour preuve, Benjamin Joinau me propose de l’accompagner, avec Diane Josse, attachée culturelle à l’ambassade de France, dans la banlieue de Séoul, visiter l’atelier du peintre Sun Mu.\

 

Né au début des années 1970 au Nord, celui-ci devient l’exécutant de fresques à la gloire du régime dans une petite ville. Avant ses 30 ans, il s’enfuit, gagne Séoul, y étudie l’art sans y comprendre goutte, avant un déclic en troisième année : il se servira de la propagande dont il fut saturé pour trouver son mode d’expression.

 

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Dans l'atelier de Sun Mu : tronc scié...
Dans l’atelier de Sun Mu : tronc scié…

Sun Mu a choisi un pseudonyme qui signifie « sans frontière ». La question de la partition de la péninsule le hante, mais il en joue, l’affronte, la contourne, l’allégorise. La nature devient, sous son pinceau, la métaphore de ce qui fut et reste sectionné. On pense, face à certaines toiles, au passage de l’Évangile de Matthieu : « Si ta main ou ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-les et jette-les loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie boiteux ou manchot, que d’avoir deux pieds ou deux mains et d’être jeté dans le feu éternel. Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie, n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans le feu de la géhenne. »

À la douleur de la solution de continuité (qui signifie donc discontinuité) coréenne, Sun Mu mêle l’ironie d’un regard sans concession sur les petitesses, aberrations, méprises, tares, ou névroses septentrionales comme méridionales. Sa vie est menacée. Il m’interdit de le photographier mais laisse entière liberté pour fixer ses œuvres – certaines illustreront la série de reportages que Mediapart va mettre en ligne dans la perspective du sommet de Singapour, prévu le 12 juin entre Kim Jong-un et Donald Trump.

 

Dans l'atelier de Sun Mu : réfugiée nord coréenne se prostituant en Chine
Dans l’atelier de Sun Mu : réfugiée nord coréenne se prostituant en Chine

Sun Mu est haï par le régime de Pyongyang, qui a tenté de le kidnapper lors d’une exposition à Pékin. Les services secrets chinois ont exfiltré le créateur, mais détruit tous les catalogues de l’exposition, histoire de donner des gages à la Corée du Nord en pétard. Sun Mu n’est pas mieux vu à Séoul. Les galeries rechignent à l’exposer : des citoyens âgés, gavés d’une propagande inculquée du temps des régimes autoritaires de la Corée du Sud militariste, quand ils tombent sur les toiles de Sun Mu, filent dénoncer au commissariat du coin l’artiste pop art incompris !

 

Quelques modèles attendant un financement pour devenir sculptures coulées dans le bronze ou la résine...
Quelques modèles attendant un financement pour devenir sculptures coulées dans le bronze ou la résine…

En ce moment, Sun Mu fait de surcroît les frais du rapprochement entre Séoul et Pyongyang : aucun musée, pas la moindre biennale ne l’invite désormais dans la Corée méridionale, qui ne veut surtout pas fâcher son voisin septentrional si sourcilleux sur le culte de soi-même, au point de considérer l’artiste transfuge tel un hérétique et pas seulement un traître…

 

La dérive des continents au sein même du coréen : à gauche, la langue capitaliste du Sud, truffée d'anglicismes invasifs ; à droite, la langue kim il-sungienne du Nord, gorgée de catéchisme rouillé...
La dérive des continents au sein même du coréen : à gauche, la langue capitaliste du Sud, truffée d’anglicismes invasifs ; à droite, la langue kim il-sungienne du Nord, gorgée de catéchisme rouillé…

Sun Mu m’apparaît donc comme le symbole le plus éclatant des bouleversements et des invariants, en une Corée du Sud devenue kaléidoscopique, diverse, capable de toujours s’enfoncer dans le conformisme néo-confucéen comme de s’en sortir en s’ébrouant jusqu’à proposer, en une modernité bien effrénée, des regards de biais décapants. Le tout dans une énergie où se mêlent douceur et voracité. C’est un pays si attachant que je n’ai cessé, dix jours durant, de me demander pourquoi je m’en étais détaché.

via Mediapart